Etienne Béricourt, observateur de la Révolution
Voici un article sur un dessinateur et aquarelliste français du XVIIIe siècle, spécialiste des scènes de genre, « artiste largement ignoré œuvrant pour une production à consommation rapide, proche de l’imagerie [1] » ; le prolixe et pourtant mal documenté Etienne Béricourt. N’ayant pas trouvé de réelles études ni d’articles le concernant (qui existent peut-être) même si, lors d’un colloque en avril 2012 sur le thème de la caricature à l’université de Kent à Canterbury, une conférence lui fut dédiée [2], et voulant en savoir plus, j’ai effectué quelques recherches (certainement non exhaustives). Voici donc dans cet article, les premiers éléments glanés ici et là.
Emmanuel Bénézit dans son dictionnaire des artistes indique le concernant : « dessinateur et aquarelliste, à Paris au XVIIIe (Ec. Fr).– Les œuvres de cet artiste présentent un certain intérêt documentaire, car il a retracé surtout des scènes populaires, mais son dessin est peu correct[3]. »

Il est vrai que ses personnages dessinés ne sont pas si loin de la caricature, et cela peut être déconcertant. « Les bonshommes de Béricourt » comme Edmond de Goncourt les nommait auraient été annoncés selon lui par Pierre Antoine Demachy[4].

Georges Giacometti, sculpteur et expert juré auprès des tribunaux indiquait en 1918 que pour lui il était des artistes mineurs avec Taunay, Huet, Debucour, Freudenberg et Boilly répondant aux goûts du public pour cet art futile des scènes de genre ouvert par Greuze et Fragonard [5]. Cet observateur de son temps en est un témoin intéressant et particulièrement lors de la période révolutionnaire. C’est Michel Vovelle qui en parle le mieux et le plus souvent :
« (…) nous pouvons suivre la série des aquarelles de Béricourt, étrange artiste mort jeune, dit-on, par dégoût de vivre, et qui nous a laissé, avec un "regard froid”, pour reprendre l’expression stendhalienne, une série de flashes reportages d’une vérité, semble-t-il, qui s’apparente à l’impassibilité : scènes de cabaret, scènes de joie collective, la plantation d’un arbre de la Liberté, scènes de cruauté, le meurtre des Suisses au soir du 10 août 1792 ou les fusillades de Nantes, aussi bien que l’attaque d’une ferme par des brigands[6] ».
Et aussi :
« Béricourt, cet observateur aigu et sans préjugé des scènes de genre révolutionnaire, du massacre à la fête, livre une très remarquable série de mascarades antireligieuses parisiennes, comme d’une fête de la Raison. Mais ce sont des aquarelles désireuses de restituer une scène, sans objectif pédagogique – regard froid en apparence du moins de l’observateur -, même si une certaine jubilation peut s’y deviner[7] ».
L’historien Guillaume Mazeau concernant la « fête de la Réunion » indique fort justement un procédé que Béricourt utilise souvent : « les personnages sont acteurs, observateurs et spectateurs en même temps, tournant le dos à celui qui regarde l’estampe, de ce fait lui-même impliqué dans le rituel collectif qui se déroule (…)[8] ».
Recherche de pistes
On possède peu d’éléments sur la biographie de Béricourt, sinon trois indications données encore par Vovelle :
« Béricourt Etienne, ou Colin de Béricourt (1777 ?-1800 ?) Aquarelliste, dont quelques œuvres ont été gravées. On sait peu de choses sur ce tout jeune homme, sinon qu’il était “élève de Schenau, peintre allemand” et qu’il s’est noyé d’ennui de vivre à l’âge de vingt-trois ans », au tout début du XIXe, d’où les dates que nous lui supposons. Béricourt a laissé quelques dizaines de planches aquarellées illustrant les aspects populaires de la Révolution (…)[9] ».
Concernant le nom de Colin de Béricourt, et le fait qu’il aurait été élève du peintre allemand Schenau, cela avait été précédemment indiqué à propos de l’estampe le « dîner du Camp » dans le catalogue de l’exposition du Musée Carnavalet « L’art de l’estampe et la Révolution française », exposition ayant eu lieu en 1977[10]. Toutefois, dans le catalogue en ligne de la BnF pour cette estampe, l’indication de Colin de Béricourt élève de Schenau a disparu.
Sur l’assertion qu’il se serait noyé à l’âge de 23 ans, sur le site de Paris Musées il est noté pour sa « scène d’arrestation [11] » conservée au musée Carnavalet : « Dans la collection Hartmann se trouve un dessin de la foire St Laurent qui porte au verso la mention suivante : “Etienne Béricourt, dessinateur fameux ; il s’est noyé d’ennui de vivre à l’âge de 28 ans”. On signale cette note à défaut de toute autre indication biographique. »

(scène de genre composée en frise sans profondeur se lisant comme un livre ouvert)
En sachant que ses premières œuvres connues datent du début des années 1780[12] et sa dernière estampe de 1804 [13], voire 1810 [14], sa carrière dure donc plus de vingt ans. Et une carte de Sûreté de Paris de 1794 fait mention d’un Etienne Béricourt, peintre âgé de 40 ans, originaire du 34, rue de la Huchette à Paris et résidant à Vaugirard [15]. Ce qui le ferait naître vers 1754. Donc par déduction, on peut penser qu’il est certainement décédé à plus de cinquante ans contredisant l’indication sur sa noyade à un jeune âge. Avec la destruction des registres paroissiaux parisiens, les recherches s’avèrent plus complexes et pour l’instant aucune trace n'a été trouvée notamment dans les actes reconstitués de l’état civil parisien ni dans le Minutier central des notaires de Paris ni sur le site famillesparisienne.org [16]. De plus, aucune mention dans les journaux lui étant contemporains, Etienne Béricourt se dérobe à nous [17]. Il se dérobe d’autant plus qu’il est indiqué dans le catalogue des Estampes de l’école française du XVIIIe siècle de la bibliothèque de l’Arsenal : « 595. Le Vigneron achalandé ou Ramponneau en fortune. /E. B. fecit. (Bericourt.) Gravure à l’eau-forte. /Epreuve coloriée. Très rare.» [18]. Sur Gallica, on trouve cette gravure à l’eau-forte signée « EB fecit », ainsi qu’une seconde « les effets du vin » ; les deux conservées dans les réserves de la bibliothèque de l’Arsenal et référencées dans le catalogue de la BnF[19] :
« Le vigneron achalandé [Image fixe] : [estampe]/E. B... fecit/publication : a paris chez padeloup. Mt Relieur porte st jacque maison du IIIe (md) de planche, [avant 1665]/1 est. : eau-forte ; 24,1 x 35 cm (élt. d’impr.)/Catalogue des estampes, dessins et cartes de la Bibliothèque de l’Arsenal : Catalogue des estampes, dessins et cartes de la Bibliothèque de l’Arsenal Autre(s) titre(s) : Titre selon Schéfer : [Scènes de cabaret] I. F. F. non décrit/par Gaston Schéfer, 1894, n° 203 (115I. F. F. non décrit. »
Qu’en penser ? En sachant qu’il y eut une dynastie de Padeloup maîtres relieurs sur plusieurs décennies, dont un Jean-Antoine Padeloup vivant au début de la Révolution [20] on peut supposer une erreur de datation ? Déjà à la fin du XIXe siècle, il avait été indiqué en son temps que deux estampes attribuées à Boissier étaient de Béricourt et Boissier seulement le graveur.
Il y a effectivement une ressemblance entre « les effets du vin » et sa « scène de cabaret Ramponaux » (Ramponneau) conservée au Musée Carnavalet[21].

Enfin, un dessin à la plume rehaussé d’aquarelle représentant une « flagellation à l’hôpital des filles » et signée « Étienne » est aussi considéré comme une œuvre de Béricourt [22]. Rappelons de plus que nombre de ses aquarelles ne sont pas signées, toutefois son style facilement reconnaissable permet aux experts de lui attribuer sans trop d’erreurs des dessins anonymes ; même si « une foire aux Porcherons, le jeu de bagues » considérée un temps comme étant de sa main est attribué maintenant à Louis-Félix de Larue.
Sa carrière et son évolution
Entre les œuvres dénombrées par la BnF, conservées dans certains musées français (Carnavalet, Marseille [23]…), et celles proposées régulièrement aux enchères dans les salles de ventes qu’elles soient françaises ou étrangères [24], j’ai référencé près d’une centaine d’œuvres de sa main. Ce sont souvent des dessins sur trait de plume rehaussés à l’aquarelle, voire des estampes à l’eau-forte et même quelques gravures réalisées d’après ses dessins. Certains d'entre eux semblent même avoir orné des éventails[25]. Ainsi nous pouvons suivre ses « bonshommes » de manière régulière du début des années 1780 jusqu’à 1795 et ainsi les modes du moment.
Durant les années précédant la Révolution, Etienne décrit la vie quotidienne villageoise, mais aussi parisienne. Il est l’observateur des fêtes, des marchés, du commerce des rues avec ses échoppes incluant aussi les spectacles avec les comédiens, acrobates, musiciens de rue, bateleurs et même les montreurs d’optique. Souvent sur un sujet il travaille par paire, voire par série de quatre. Ainsi une œuvre a souvent son pendant, malheureusement régulièrement séparé par le temps et les différentes ventes.
Quelquefois la même œuvre semble avoir été référencée dans des catalogues de vente sous des noms différents, ainsi une « noce villageoise » [26] représentant de nombreux soldats attablés avec quelques jolies jeunes femmes pourrait peut-être être en fait une des « scènes galantes entre filles et militaires » ou « soldats et Ribaudes » ( à moins que ces deux dernières correspondent à certaines scènes de camp) . Voici quelques titres montrant ses thèmes de prédilection : « scène de foire », « fête de village », « kermesses », « théâtre de guignol dans un village », « scènes de carnaval », « acrobates »...
Déjà, on remarque son sens du grotesque, et même quelquefois un certain goût pour le grivois, voir l’obscène. Dans la collection de Pierre Louÿs, une estampe représentant un acteur affublé d’un masque de comédiens pointe une pompe à lavement en direction d’un couple en plein ébat sexuel[27]. Et il lui fut attribué lors d’une vente aux enchères un album de cinq aquarelles érotiques [28], scènes plus qu’explicites dans le grivois suivant une mode du licencieux.
Le chien accompagne de manière récurrente ses dessins, s’inspirant ainsi de ses prédécesseurs notamment les peintres flamands du XVIIe. Cet animal symbole de la fidélité est souvent le compagnon joueur de l’enfant ; il pointe un détail pouvant passer inaperçu et pourtant important. Ainsi dans une procession anti religion des révolutionnaires, le chien est tourné vers un personnage féminin de dos, tenant un chapelet à la main et pleurant.